GEORGES MEUNIER

          Josette est une vraie Cévenole. Quand elle s'est arrêtée devant mon stand, au salon du livre de Gagnières, aussi sèche et noueuse que le bâton de marche qu'elle tenait, tel un sceptre, de la main droite, je l'ai regardée avec amusement, et un peu de curiosité. Ce petit bout de femme au visage ridé comme une vieille pomme détonait au milieu des visiteurs habituels, couples de jeunes retraités, petites familles, responsables de bibliothèques du secteur...
          Puis elle a désigné sur la table « Grèce, ma Grèce ».

          – Je ne suis jamais allée en Grèce, m'a-t-elle dit – elle me parlait sur le ton de la constatation, non celui du regret, et j'ai vite compris pourquoi – Elle a ajouté :

          – Je suis née ici, et n'en suis jamais partie. J'ai passé ma vie à marcher dans la montagne. Je parcourais trente kilomètres par jour, en suivant les lignes des crêtes. J'aimais m'endormir le soir avec le soleil couchant, quand la vallée est déjà plongée dans l'ombre, et me réveiller le matin au même endroit, le soleil levant venant réchauffer mes yeux avant que mon regard descende à l'est dans l'autre vallée encore endormie.
          J'ai regardé ses yeux, enchâssés profondément dans son visage osseux, et j'y ai vu les éclaboussures de lumière des rocailles et des murs de pierres sèches.

          – Aujourd'hui, je ne peux plus. Quatre-vingt quatre ans, et mon dos me fait mal. Je ne fais plus que trois ou quatre kilomètres par jour, autour de ma maison.
          Alors, je lui ai parlé de la Grèce, des randonneurs qui arpentent dès le printemps et la fin de l'été ma chère montagne du Pélion. Elle m'a écouté attentivement, et m'a répondu seulement :
          – Trois kilomètres autour de ma maison. Tous les jours. Et mes livres. Je n'ai jamais voulu la télévision.
          Il n'y avait toujours aucun regret dans sa voix, aucun reproche, peut-être, pour être allé si loin chercher mon chemin. D'autres visiteurs sont arrivés devant mon stand, elle s'est éloignée.
          Une heure plus tard, je l'ai vue revenir, son porte-monnaie à la main. Elle avait fait son choix, celui de mon petit livre illustré par Martin « Les choses au-dessous des choses ». Le récit des longues promenades complices faites par le jeune narrateur avec son vieil oncle Alcibiade.
          Aurait-elle regretté, sur ses chemins de crête, de n'avoir pas eu près d'elle, comme Alcibiade, un jeune esprit curieux qu'elle aurait pu illuminer de son expérience ?
 

         Ah ! je vous dois une excuse, elle ne s'appelle pas Josette. Mais elle existe.